Mar 21

L’Immobilier peut-il être (juridico-) socialement innovant ?

Alors que l’encours de l’épargne solidaire vient de dépasser les 10 milliards d’€ en 2017, il n’est pas inutile de s’interroger sur les moyens de permettre le changement d’échelle de l’ESS. D’autant que parmi cet en-cours, plus d’un milliard d’€ reste dormant (!!) et que les financeurs institutionnels de l’ESS peinent à trouver des projets d’ampleur engagés.

Et ce à l’heure où nous savons que la majorité du patrimoine immobilier français est destiné à des fins spéculatives ou de de défiscalisation, et que 60% du patrimoine français est détenu par 10% de la population (Le capital au XXIè Siècle – Thomas Piketty). Un constat qui continue de s’aggraver depuis 30 ans, à mesure que les inégalités de revenus et de patrimoine augmentent.

Trop longtemps ignorés,  les sujets immobiliers et financiers n’ont toutefois jamais été aussi adressés au sein des mouvements citoyens. La preuve d’une maturité qui touche de plus en plus les structures de l’ESS et le mouvement des Communs ! Les activités immobilières d’utilité sociale méritent donc d’être questionnées sur leur modèle juridique afin de garantir leur pérennité sur le long-terme. En témoigne un rapport récent sur le Foncier et les Communs qui interroge la fabrique des droits fonciers des Communs, augurant d’un rapprochement de ce dernier avec l’ESS et les coopératives qui ont pris de l’avance en termes d’innovation juridique et sociale.

Des schémas comme on en connait

Les vieux réflexes prévalent souvent en matière immobilière ce qui laisse peu de place aux nouveaux montages juridiques et financiers.

  • La Société Civile Immobilière (SCI) est la plus privilégiée : bien que par nature immobilière, son inconvénient principal est la responsabilité indéfinie et solidaire des associés. De même, elle nécessite à minima 2 associés. Elle n’est pas éligible au mécanisme de défiscalisation au titre de la souscription au capital de PME qui n’est possible que pour les sociétés commerciales (SARL, SAS, SA, SCA, …) avec agrément ESUS s’agissant des activités immobilières ou financières.

=> C’est la forme juridique la plus répandue dans et hors ESS pour gérer des activités immobilières.

=> Exemple : de nombreuses Biocoop isolent l’immobilier des magasins dans une structure dédiée notamment pour séparer le risque immobilier du risque d’exploitation du commerce alimentaire.

  • La Société en Commandite par Actions (SCA) permet de dissocier le pouvoir de l’investisseur (commanditaire) du pouvoir du gestionnaire (commandité). Elle requiert à minima 1 associé. Elle ne permet pas d’organiser une véritable démocratie (pouvoir de veto des commandités) et rend les commandités indéfiniment responsables et solidaires, bien qu’il soit possible d’éliminer cet inconvénient par l’interposition de sociétés en tant que commandités, ce qui peut complexifier les montages. Elle est éligible au titre de la souscription au capital de PME.

=> Dans l’immobilier solidaire, elle est souvent utilisée dans un souci de gouvernance légère par des structures avec une garantie morale et une assise financière importante.

=> Exemples :

. Cocagne Investissement avec l’association Réseau Cocagne et la coopérative financière La Nef comme commanditées

. Énergie Partagée avec la SCIC Enercoop et la coopérative financière La Nef comme commanditées

. SOLIFAP avec la Fondation Abbé Pierre commanditée jusqu’à récemment

. Terre de Liens avec l’association Terre de Liens indirectement commanditée. Elle a levé 65 millions d’€ en 12 ans d’activité

. Dans le champ de la finance solidaire, des acteurs comme Herrikoa l’utilisent.

  • La Société par Actions Simplifiée (SAS) : elle permet une grande souplesse en termes de gouvernance notamment pour consacrer des principes démocratiques proches des coopératives. Elle demeure, avec la SCI, la forme plus connue des investisseurs. Contrairement à cette dernière, la responsabilité des associés est limitée aux apports. Elle est éligible à la souscription au capital de PME si ESUS.

=> Exemple : ETIC a créé une SAS ESUS holding financière permettant notamment la défiscalisation à ses investisseurs personnes physiques. Elle investit dans des SCI pour chaque projet avec d’autres capitaux-risqueurs à hauteur de 40% du besoin de financement, laissant la place à 60% d’endettement bancaire. La force du modèle est d’être faiblement dépendant des banques et d’aller capter du financement d’investisseurs classiques, participatifs (via Lita.co – ex. 1001PACT) et solidaires régulièrement avec un effet de levier de la holding ESUS de 1 à 4.

Des modèles encore peu explorés

Loin d’un isomorphisme mimétique, des montages juridiques socialement innovants ont fait leur preuve. En voici une illustration :

  • La Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) en est un bel exemple. Illustration du principe des « Communs Sociaux », elle porte des avantages comme :

– Préservation des grands principes (impossibilité de sortir du statut coopératif sauf difficultés économiques insurmontables)

– Préservation de l’utilité sociale/environnementale/culturelle (pour ne pas dire pérennité ou caractère inviolable selon le principe de transmission solidaire entre générations)

– Préservation de la lucrativité limitée qui évite la patrimonialisation à des fins personnelles en cas de revente immobilière

– Responsabilité des associés limitée aux apports

– Structuration de la gouvernance démocratique (par le biais de catégories de sociétaires voire de collèges de votes) => non la SCIC n’est pas forcément compliquée (!!), elle peut se créer à partir de 3 associés, offre une gouvernance claire au niveau de l’AG, et n’a pas d’obligations sur la gouvernance au niveau des mandataires sociaux et organes de gestion (application du droit des sociétés classiques : SARL, SA, ou SAS) même si la pratique tend à la construction de formes de gouvernance partagée

– Capacité d’associer au capital des collectivités

– Facilité d’obtenir des subventions

– Éligibilité aux emplois aidés (CUI-CAE, emplois d’avenir)

– Exonération d’Impôt sur les Sociétés (IS) à hauteur des mises en réserves

– Possibilité d’intégrer du bénévolat

– Un diagnostic économique et financier et une évaluation obligatoire du respect des règles et principes coopératifs tous les 5 ans par une révision coopérative externe

– Plus grande facilité à obtenir l’agrément ESUS car la SCIC est la forme juridique plus en phase avec cet agrément, l’ESUS permettant notamment, pour les activités immobilières, la défiscalisation des personnes physiques au titre de la souscription de parts sociales et de titres participatifs (dès lors qu’elles ont une activité de gestion immobilière à vocation sociale), ou encore l’éligibilité à certains appels à projets publics ou privés (Cf. Note sur les Avantages ESS-ESUS)

=> Exemples :

. Coop Oasis, pilotée par l’association Colibris, finance des Oasis (700 projets début 2018 en France), concept créé par Pierre Rabhi en 2008 alliant savoir habiter, savoir s’éduquer, et savoir se nourrir. Elle prévoit de lever 2 millions d’€ en 2018 grâce à sa communauté de 200 000 citoyens.

. Entreprendre pour Humaniser la Dépendance (EHD) finance et effectue le rachat, la rénovation ou la construction de bâtiments destinés à accueillir des personnes en situation de rupture d’autonomie. Créée en 2003, et capitalisant 173 millions d’€ d’en-cours, elle est membre du réseau Habitat et Humanisme.

. Pionnière parmi les SCIC immobilières, Habitats Solidaires éprouve également ce statut depuis 2003 dans le domaine de l’habitat participatif, social, et l’autoconstruction.

. Le Col développe l’accession sociale à la propriété et s’attache à pallier aux limites des clauses anti-spéculatives qui durent uniquement 10 ans en prévoyant à l’avance un encadrement du prix de cession inspiré des Community Land Trust américains qui ont leur équivalent français depuis la loi ALUR de 2014 : les Organismes Fonciers Solidaires (OFS).

. Les 3 Colonnes pratique du viager solidaire vient de lever 3,3 millions d’€ en crowdfunding sur LetitSeed, un record pour une SCIC !!

. Plateau Urbain œuvre pour la valorisation de surfaces immobilières vacantes au service de l’ESS, et gère des lieux phares partout en France comme Les Grands Voisins à Paris.

. SCICalliance vise à mutualiser la gestion immobilière d’organismes sans but lucratif sociaux et médico-sociaux.

. Urbancoop agit pour l’accession à la propriété des actifs aux revenus moyens, voire modestes, selon une démarche de développement durable.

. Dans le champ de la finance solidaire, IéS finance des projets territoriaux solidaires en Occitanie depuis 1998 et a adopté ce statut en 2009.

Née en 2015, la SCIC FINACOOP accompagne chaque semaine des montages juridico-financiers d’entreprises de l’ESS & d’ESUS – dont certaines concernent des projets cités précédemment – par une approche globale unique, de même que  la création de véhicules de financement participatif et solidaire, que ce soit sous la forme de mécénat ou d’investissement.

Vous connaissez des activités immobilières gérées via un fonds de dotation ? Ou d’autres formes juridiques innovantes ? Écrivez-nous !

 Crédit photo CC BY SA : Hafid El Medhaoui, Entrepreneur social, Fabricant de maisons en terre au Maroc

About The Author

Mathieu Castaings | Expert-comptable, juridique et financier, Réviseur Coopératif | Président Directeur Général | Sociétaire | " Explorateur de coopérations solidaires "